Chapitre 14

 

PRÉSUMER DE SES FORCES

 

 

Comme le silence tombait sur le château, des cornes commencèrent à sonner et, sur le champ de bataille, une immense acclamation monta des rangs.

— Roi Gareth ! s’exclamaient les soldats enthousiastes, et nulle part le cri n’était aussi vigoureux et reconnaissant que parmi le contingent de Palischuk.

Touché par cette manifestation de reconnaissance, Gareth Tueurdedragons pourtant restait soucieux. Ils n’avaient pas perdu un seul homme, alors que des centaines de monstres gisaient, morts, sur le champ de bataille, tombés pour la plupart avant même le début des combats.

— Ce n’était pas une attaque, mais un suicide collectif, commenta Emelyn le Gris, et aucun de ses amis ne le contredit.

— Cette action n’a servi à rien, si ce n’est à rayer de la surface de la terre un peu de vermine gobeline et kobolde, renchérit Riordan.

— Et à renforcer notre détermination ainsi que notre cohésion, ajouta frère Dugald. Comme un entraînement avant la véritable jouxte ? Nos ennemis sont-ils si incapables ?

— À quand la seconde attaque ? demanda Gareth, autant pour lui-même que pour les autres. Ils auraient dû frapper fort au moment où nous faisions diversion.

— Elle n’a pas été si importante, en fait, constata Emelyn. Je suppose que le jugement de Kane était fondé : ils ont cherché avant tout à se débarrasser de leur main-d’œuvre pour préserver leurs vivres.

Gareth regarda son sage ami et secoua la tête.

Ils attendirent, impatients ; le temps passait et le château semblait s’enfoncer plus encore dans l’inertie et l’immobilisme. Rien ne bougeait derrière les hautes murailles. Pas un seul fanion ne claquait au vent, aucune porte ne s’ouvrait ni se fermait.

— Nous savons qu’Artémis Entreri et Jarlaxle sont à l’intérieur, fit remarquer Célédon Kierney au bout d’un long moment. De quelles forces disposent-ils ? Où sont les gargouilles qui ont menacé Palischuk lorsque la forteresse s’est réveillée ? Ces créatures se régénèrent rapidement et constituent une ressource illimitée.

— Peut-être que tout cela n’était que du bluff, suggéra frère Dugald. Peut-être la citadelle n’a-t-elle pas pu être réanimée.

— Wingham, Arrayan et Olgerkhan ont vu des gargouilles voler autour des remparts il y a quelques jours, répondit Célédon. Tazmikella et Ilnezhara nous ont clairement avertis que Jarlaxle détenait Urshula la Noire, une puissante dracoliche. Le drow rusé essaie-t-il de nous attirer à l’intérieur, où ses serviteurs magiques nous seraient fatals ?

— Impossible de le savoir, concéda le Gareth.

— Si, rétorqua Kane. (Tous les yeux se tournèrent vers lui. Le moine se campa devant le souverain et s’inclina avec déférence.) Nous nous sommes déjà trouvés à de nombreuses reprises dans des situations similaires, mon vieil ami, dit-il. Peut-être celle-ci est-elle du ressort de notre armée, peut-être pas. Oublions un peu qui nous sommes et souvenons-nous de qui nous avons été.

— On ne peut exposer le roi, l’avertit frère Dugald.

À ses côtés, Olwen Bois-ami ricana, sans que les autres parviennent à savoir si sa moquerie concernait Kane ou Dugald.

— Si Jarlaxle se révèle aussi sage que nous le craignons, notre prudence est son alliée, déclara Kane. Les intrigues d’un drow ne peuvent que nous conduire à la catastrophe.

Il se tourna en direction du château, le regard grave, et tous les autres firent de même.

— Nous nous sommes déjà trouvés dans des situations similaires, répéta Kane. Par le passé, nous avons su remporter la victoire. Et nous le saurons encore si nous ne sommes pas devenus trop vieux ou trop timorés.

Frère Dugald commença à argumenter, mais un sourire se dessina sur le visage du roi Gareth, un sourire d’un autre temps, qui les ramenait dix ans auparavant, lorsque ne pesait pas encore sur ses épaules solides la destinée des Terres héliotropes. Un sourire évoquant l’aventure et le danger, qui effaçait l’air soucieux inhérent aux responsabilités politiques.

— Kane, dit-il, et son ton rusé fit sourire la moitié de ses amis, tandis que les autres retenaient leur souffle, crois-tu que nous pourrions passer cette muraille sans être vus ?

— J’en fais mon affaire, répondit le moine.

— Tout comme moi, intervint Célédon, mais Gareth l’interrompit d’un geste de la main.

— Pas encore, déclara le roi.

Il fit un signe à Kane qui ferma les yeux, entrant en méditation. Il les rouvrit et tourna la tête, pour englober du regard tout le paysage devant lui, tous les angles, et calculer les points de vue d’éventuelles sentinelles dissimulées sur les remparts du château. Il plaça ses paumes sur son visage, puis prit une longue et profonde inspiration. Lorsqu’il expira, il sembla rétrécir, comme si tout son corps avait perdu sa substance.

Il leva une main, dans laquelle était niché un petit joyau qui brillait d’un feu intérieur magique et pouvait s’éclairer par le désir de celui qui le détenait. C’était leur ancien signal lumineux, une indication claire des intentions et des instructions de Kane. Le moine s’éloigna au pas de course.

Ses amis le regardèrent, mais ils avaient détourné les yeux un instant, et ils ne parvinrent plus à le localiser.

Plus rapidement que tous, même ses compagnons, l’auraient pensé, le grand-maître leur envoya un appel au moyen du joyau étincelant depuis le pied des fortifications.

Il grimpait telle une araignée, trouvait des prises avec ses mains, hissait ses jambes agiles de manière incongrue, parfois par-dessus son épaule, prenant appui de ses orteils dans les interstices les plus minuscules. En quelques instants, le moine se trouva de l’autre côté de la muraille et disparut aux yeux de tous.

— De quoi te sentir bête avec tous tes outils ascensionnels, pas vrai ? lança Emelyn le Gris à Célédon, qui éclata de rire.

— Tout comme Emelyn a l’air stupide et incapable, devant les capacités de Kane à déjouer son arsenal magique, rétorqua Riordan, prompt à prendre la défense de Célédon.

— Cet étrange personnage peut nous donner des complexes à tous, concéda Dugald. Mais il est trop tendu pour avaler une gorgée de whisky et vit trop retiré pour coucher avec une femme. La concentration, à certains moments, n’en vaut pas la chandelle !

Tous les amis éclatèrent de rire, de même que les soldats qui les entouraient.

Mais pas Olwen. Le rôdeur considérait l’endroit où Kane avait disparu, sans ciller, les mains serrées autour du manche de sa hache, la barbe humide à force de se mordre les lèvres.

En haut du parapet, deux signaux lumineux indiquèrent que la voie était libre.

— Emelyn et Célédon, ordonna Gareth.

Conformément à leur tactique habituelle, le magicien était chargé d’envoyer le robuste Célédon prêter renfort à Kane.

— Procédez à une inspection rapide et levez la herse…

— J’y vais, intervint Olwen. (Il s’interposa devant Célédon qui s’avançait vers Emelyn.) Tu me prends avec toi, ordonna le rôdeur au mage.

— Ça a toujours été ma place, répliqua Célédon.

— Cette fois, j’y vais, déclara Olwen de sa voix de baryton qui ne souffrait aucune contestation. (Il se tourna vers Célédon puis vers Gareth.) Accorde-moi cette faveur, demanda-t-il à ce dernier. Pour toutes ces années où je t’ai suivi, pour tous les combats que j’ai livrés à tes côtés, tu me le dois.

Cette tirade ne sembla pas du goût des amis rassemblés. Frère Dugald prit un air sévère et secoua la tête.

Mais Gareth ne pouvait éviter le regard de son compagnon. Olwen réclamait qu’il lui fasse confiance ; quelle sorte d’ami serait le roi s’il s’y refusait ?

— Prends Olwen, dit Gareth à Emelyn. Mais souviens-toi, Olwen, que ton devoir est de t’assurer rapidement que la zone autour de la cour est sûre, puis de lever la herse et d’ouvrir les portes. C’est ensemble que nous ferons face à Artémis Entreri et à Jarlaxle, ainsi qu’aux forces, quelles qu’elles soient, dont ils disposent à l’intérieur du château.

L’intéressé émit un grognement (le meilleur signe d’accord que le souverain pouvait obtenir) et se plaça aux côtés d’Emelyn qui, après avoir adressé un regard soucieux à Gareth, commença à jeter son sort. Olwen s’agrippa à l’épaule du magicien et, l’instant d’après, dans un éclair de lumière violette, tous deux disparurent par un portail dimensionnel qui les conduisit à l’endroit où, sur la muraille, les attendait maître Kane.

 

* * *

 

Dans les tunnels de la partie supérieure de l’Outreterre, bien en dessous de la construction que Jarlaxle avait baptisée « château D’aerthe », les soldats de Bregan D’aerthe avaient établi leur camp, accompagnés des quelques esclaves chanceux qui n’avaient pas été livrés, sur le champ de bataille, à la puissance du roi Gareth. À l’écart du groupe principal, dans un couloir court qui se terminait en impasse, Kimmuriel et deux magiciens avaient déjà établi une mare de vision et, au moment où Jarlaxle les rejoignit, ils inspectaient différentes parties de la forteresse.

Jarlaxle sourit et hocha la tête en voyant apparaître l’image d’Entreri dans les eaux sombres de la mare. L’assassin était passé de la tanière de la dracoliche aux premières galeries, près de l’endroit où il avait vaincu le magicien Canthan.

— Il a essayé de te tuer, dit Kimmuriel. Nous ne pouvons pas le rejoindre sur-le-champ, mais si, d’une façon ou d’une autre, il en réchappe cette fois, je te fais la promesse qu’Artémis Entreri périra par la lame ou la magie d’un drow.

En entendant ces paroles, Jarlaxle secoua la tête.

— S’il avait voulu m’abattre, il aurait employé sa petite dague et non sa lourde épée. C’était une prise de position, voire un rejet complet, mais je peux rassurer, mon vieil ami, que si Artémis Entreri avait véritablement tenté de m’assassiner devant ce portail, je serais étendu mort, à terre.

Kimmuriel jeta un regard dubitatif et légèrement déçu à son associé, mais choisit de ne pas répondre. D’un geste de la main, il fit surgir dans la mare une autre image, plus vive, et les quatre elfes noirs purent suivre les mouvements de trois hommes.

— Je te l’avais dit, affirma le psioniste. Je t’avais mis en garde contre ces ennemis.

— Kane, fit Jarlaxle. C’est un moine de grande renommée. (L’un des magiciens drows lui lança un coup d’œil perplexe.) Il se bat à la manière des kuo-toas, expliqua Jarlaxle. Son arme est son propre corps ; une arme terrible qui plus est.

— Le deuxième est le plus dangereux, déclara Kimmuriel, en désignant Emelyn le Gris. Même d’après les normes de Menzoberranzan, sa magie est considérée comme puissante.

— Aussi puissante que celle de l’Archimage Gromph ? s’enquit l’un des sorciers drows.

— Ne sois pas stupide, répondit Kimmuriel. Ce n’est qu’un humain.

Jarlaxle écoutait à peine, car son regard s’était posé sur le dernier membre du trio, un homme qu’il ne connaissait pas. Alors que Kane et Emelyn semblaient inspecter les lieux avec prudence, le troisième semblait en proie à une plus grande agitation. Il tenait sa grande hache devant lui, de ses deux mains, et il était évident pour Jarlaxle qu’il cherchait désespérément à la planter dans un corps. Tandis que Kane et Emelyn poursuivaient leur reconnaissance des lieux et se déplaçaient en direction des portes, l’attention de ce personnage semblait totalement accaparée par le donjon central dans la cour.

Kimmuriel agita de nouveau les doigts au-dessus de la mare et l’image d’Entreri réapparut. Il se trouvait dans une chambre que Jarlaxle ne reconnut pas, le dos au mur, juste à côté d’un tunnel en pente ascendante. Il n’avait pas encore tiré ses armes, mais semblait mal à l’aise, ses yeux noirs inspectant tous les recoins des galeries éclairées à la torche, les mains près du manche de ses armes.

Soudain, il éclata de rire et secoua la tête.

— Il sait que nous l’observons, supposa l’un des magiciens.

— Peut-être pense-t-il que nous allons venir à sa rescousse, fit remarquer l’autre.

— Pas lui, répondit Jarlaxle. Il connaissait les alternatives qui s’offraient à lui et a accepté les conséquences de sa décision. (Il regarda Kimmuriel.) Je t’avais dit qu’Entreri était un homme intègre.

— Tu confonds intégrité et stupidité, répliqua le psioniste. Avant toute chose, l’intégrité est l’art de protéger son propre besoin de survie. C’est le but ultime de tous les sages.

Jarlaxle acquiesça, non en signe d’assentiment, mais devant le caractère prévisible de la réponse. Il en allait ainsi des valeurs drows, où le personnel l’emportait sur le communautaire, où l’égoïsme était vu comme une vertu et la générosité comme une faiblesse à exploiter.

— Certains considéreraient la simple survie comme l’avant-dernier but, et non comme la fin ultime.

— Ceux-là sont morts ou le seront bientôt, rétorqua Kimmuriel sans hésiter. (Jarlaxle continua à acquiescer.) Nous ne pouvons pas retourner l’aider sans payer le prix fort, ajouta Kimmuriel sur un ton qui indiqua à Jarlaxle qu’il s’agissait là d’une option impossible.

Manifestement, le psioniste n’était pas désireux de jeter de nouveau Bregan D’aerthe dans la mêlée et, d’après l’inflexion de sa voix, il y avait peut-être ajouté un message télépathique : on ne pouvait être sûr de rien, avec lui ! Jarlaxle comprit que, s’il essayait de profiter de la situation pour reprendre le contrôle de Bregan D’aerthe et ordonner un retour pour assurer la défense d’Entreri, il irait droit au conflit.

Mais telles n’étaient pas les intentions de Jarlaxle. Il acceptait les revers du destin, même s’il lui arrivait de les déplorer.

La cour se trouvait toujours dans la mare de vision, mais les trois silhouettes étaient sorties du champ. Puis un mouvement à l’extrémité droite de la mare se produisit, révélant l’homme à la hache, qui l’espace d’un instant se montra à découvert. Il se déplaçait rapidement, entre deux points où il pouvait se dissimuler, et, compte tenu de l’angle dans lequel il disparut de nouveau, il était clair qu’il se dirigeait rapidement vers la porte du donjon.

— Adieu, mon ami, dit Jarlaxle. Il tendit le bras et, de sa main, frappa la surface lisse de la mare. Des clapotis déformèrent l’image avant de la faire disparaître totalement.

— Retourneras-tu à Menzoberranzan avec nous ? demanda Kimmuriel.

Jarlaxle regarda son ancien lieutenant et soupira, résigné.

 

* * *

 

Dans toutes les Terres héliotropes, personne ne pouvait rivaliser avec Olwen Bois-ami pour détecter les mouvements et les formes. D’après la rumeur, le rôdeur était capable de suivre un oiseau volant au-dessus de la pierre et aucun de ceux qui avaient été témoins de ses remarquables capacités d’observation ne se serait risqué à contester ce point.

— Ils ont un portail, déclara Olwen à Kane et à Emelyn lorsque, la muraille passée, ils atteignirent la cour principale du château.

Pour eux trois, les traces laissées par l’armée gobeline et kobolde étaient nettement visibles : la terre avait été foulée sous la charge aussi soudaine que désorganisée et, leur assura Olwen, forcée.

Le rôdeur fit un geste en direction du donjon principal, bâtiment solide et massif construit au cœur de la fortification séparant les murs d’enceinte supérieur et inférieur.

— Ou alors ils ont découvert des tunnels sous la tour dans laquelle vivaient les monstres, avança-t-il.

— Aucune trace entrante ? demanda Emelyn.

— Les gobelins et les kobolds sont sortis par cette porte, affirma Olwen aux autres en désignant le donjon. Mais ils ne l’ont pas empruntée pour entrer. En outre, trois cents créatures auraient exercé une énorme pression sur la construction.

— Il existe de nombreuses galeries souterraines, répondit Emelyn, qui s’était déjà introduit dans la place.

— Inspectées.

— Oui.

— Tu es sûr de toi ?

— J’ai utilisé un joyau de vision, espèce d’idiot de chasseur, maugréa le mage. Tu crois que je laisserais quelque chose d’aussi minuscule qu’une porte secrète échapper à ma perquisition ?

— Alors ils disposent d’un portail, conclut Olwen.

— Bidirectionnel, manifestement, ajouta Kane.

Le rôdeur laissa errer son regard autour de lui, écouta quelques instants le silence, puis acquiesça.

— Dans ce cas, contrôlons le lieu sous toutes les coutures, dit Emelyn. Le roi Artémis et son diabolique ami à la peau d’ébène ne nous échapperont pas aussi facilement.

Emelyn et Kane se tournèrent vers les portes et la herse, ainsi que vers la pièce ouverte au bas de la tour de garde à droite, où se trouvait une gigantesque manivelle. Olwen, quant à lui, continuait à scruter le donjon, et tandis que ses amis s’avançaient vers le château, il décida de descendre.

Il se déplaçait avec la ruse d’un voleur expérimenté et son aptitude à se dissimuler dans les recoins sombres était renforcée par sa cape et ses bottes, aux propriétés magiques. Il se fondait si totalement dans le paysage que des observateurs occasionnels auraient pu penser qu’il avait disparu purement et simplement, et ses pas étaient parfaitement inaudibles. En fait, ce n’est qu’en constatant que la porte de la tour était entrebâillée que Kane et Emelyn, qui se trouvaient près de la manivelle, affairés à observer la chaîne brisée, prirent conscience qu’Olwen n’était plus à leurs côtés.

— Son chagrin le pousse à l’imprudence, fit remarquer Kane, qui s’apprêtait à aller le chercher.

Emelyn saisit le moine par l’épaule.

— Olwen fait cavalier seul ; comme toujours, lui rappela-t-il. Il préfère rester isolé. Nul doute qu’il a transmis ce trait de caractère à Mariabronne.

— Ce qui a causé sa perte, tous les faits le prouvent, répondit Kane.

Emelyn acquiesça.

— Il en est conscient.

— La culpabilité et le chagrin ne font pas bon ménage, répliqua le moine. (Il jeta un regard derrière eux.) Répare la chaîne et fais entrer nos amis, lui demanda-t-il, avant de partir rejoindre Olwen.

 

* * *

 

Dans la salle d’audience, les meubles et les tapisseries repliées ne ralentirent pas Olwen. Celui-ci se dirigea sur la droite, vers les nombreuses ouvertures à l’extrémité de la pièce, qui descendaient en colimaçon. Il se baissa et se fraya un chemin, pour finir par repérer celle qui semblait avoir été empruntée le plus récemment.

Hache à la main, il avança tant bien que mal. Il traversa plusieurs pièces, d’un pas lent et résolu, sans jamais baisser ni sa garde ni sa vigilance. Il ne se laissa pas non plus décontenancer par la multitude de passages latéraux, car bien que les empreintes soient peu nombreuses, il pensait qu’elles étaient toutes connectées. Si l’une s’avérait infructueuse, il pourrait aisément reprendre la piste un peu plus loin. Le rôdeur progressait en silence et avec souplesse ; il emprunta un couloir qui menait à un portail ouvert débouchant sur une salle éclairée à la bougie. Alors qu’il s’approchait de l’embrasure, le long du mur droit, il remarqua que les traces obliquaient soudain vers la droite, à l’intérieur de la pièce.

Olwen s’approcha sans bruit. À un pas à peine de l’ouverture, il retint son souffle et se pencha, suffisamment pour voir la pointe d’un coude.

Il dirigea de nouveau son regard vers le sol : un même jeu de traces.

Avec une grâce et une rapidité surprenantes pour sa silhouette massive, le rôdeur bondit en avant, tourna sur lui-même, et assena de sa hache qu’il tenait à deux mains un coup que l’espion surpris ne put pas même chercher à parer. La satisfaction submergea Olwen lorsque sa lame magique et parfaitement équilibrée fendit l’air sans rencontrer de résistance. L’arme plongea sans faillir dans la poitrine de l’espion, qui ne put se défendre.

 

* * *

 

Sur le côté du portail sous lequel Olwen était passé de façon brusque et violente, dissimulé dans l’obscurité d’un autre couloir, Artémis Entreri avait observé sans amusement le rôdeur mettre en pièce la momie qu’il avait placée près de l’entrée.

L’arme s’enfonça, comme l’assassin l’avait prévu, et coupa la corde de fixation située à l’arrière du cadavre, avant de faire bouger la pierre.

En face de la momie, derrière l’intrus, un glaive, libéré par la corde qui venait de se rompre, s’abattit.

Entreri s’imagina avoir porté le coup de grâce ; il ne pouvait dès lors faire marche arrière.

Mais le vigoureux rôdeur le surprit, car à l’instant où la pierre se mit à bouger, dès lors, ou presque, que la corde fut rompue, l’homme se mit en mouvement avec une rapidité incroyable et plongea sur le côté. Il s’enfonça plus profondément dans la pièce, juste devant l’arme, et se remit sur ses pieds avec une agilité et une grâce telles qu’il se retrouva debout et en position avant même qu’Entreri eût le temps de sortir du couloir latéral.

Même si ce dernier se déplaçait avec un silence inégalé, Olwen, apparemment, l’avait entendu ou senti, car il bondit, frappant de sa hache ; Entreri ne put que lever la Griffe de Charon pour éviter qu’elle lui soit arrachée des mains.

Le rôdeur modifia l’angle de frappe de sa hache avec une force et une coordination troublantes, avant de porter un coup droit devant lui, le fil de sa lame visant la gorge de l’assassin.

Entreri fléchit les genoux et se laissa tomber en arrière lorsque Olwen se rua sur lui. Il réussit à brandir la Griffe de Charon devant lui, stoppant le rôdeur dans son élan, mais à ce moment-là il était si déséquilibré qu’il ne pouvait espérer résister. Il pivota et se laissa tomber à terre, la main qui tenait sa dague en appui sur le sol.

Olwen rugit puis lança une nouvelle charge, mais déjà Entreri était en mouvement ; il utilisa sa main au sol comme pivot pour se déporter vers la gauche et tourna les épaules, transformant sa longue roulade avant en saut périlleux. Il se retrouva sur ses pieds avant qu’Olwen puisse s’approcher, avançant comme le rôdeur lorsqu’il avait esquivé le piège du glaive, la Griffe de Charon fendant l’air devant lui.

— Ah, mais tu es un tueur rusé, toi ! s’exclama Olwen.

— N’est-ce pas la différence entre le tueur et le tué ?

— Mariabronne n’était pas si intelligent que cela, alors ?

— Mariabronne ? répéta Entreri, surpris.

— Épargne-moi tes mensonges, rétorqua Olwen. Cet homme, cet homme honnête, était une menace.

Soudain, Olwen bondit en avant, sa hache fendant l’air en diagonale, de droite à gauche. Il fit glisser sa main droite, sans ralentir son mouvement, tourna son bras gauche pour ramener son arme vers l’avant et la rattraper de sa main droite, avant de frapper dans l’autre sens.

Entreri ne pouvait parer un coup si puissant, de sorte qu’il chercha à se mettre hors d’atteinte. Il prit appui sur son pied arrière, prêt à s’enfuir, lorsque la hache s’approcha. Quand Olwen fit passer son arme de sa main gauche à sa main droite, en l’attrapant à mi-hauteur du manche, Entreri vit qu’il avait une ouverture. Avec cette prise raccourcie, Olwen ne pouvait espérer le stopper.

Artémis Entreri eut ensuite un avant-goût des véritables pouvoirs des Terres héliotropes, des pouvoirs des amis du roi Gareth.

Son adversaire tendit son bras droit et relâcha sa pression sur la hache. La main gauche ainsi libérée du rôdeur s’empara d’une petite hache fixée à sa ceinture, derrière sa hanche gauche et, lorsque Entreri s’approcha, Olwen, d’une rotation du poignet, jeta l’arme qui tournoya dans l’air.

Entreri se baissa et, dans un effort désespéré, lança la Griffe de Charon. Il réussit à heurter la petite arme et à dévier son tournoiement fatal, à défaut de la déporter complètement. La hache vint frapper le côté de sa tête, mais au moins ne s’était-elle pas plantée dans son visage !

Pis encore, pour l’assassin, fut le coup de hache puissant d’Olwen, qui arrivait sur lui avec une force et une vitesse terrifiantes.

La seule défense d’Entreri fut de se baisser et de se tourner pour absorber l’impact.

Pour tout autre guerrier, il n’aurait pu s’agir que d’un simple mouvement désespéré, mais Entreri improvisa. Il saisit la Griffe de Charon de son bras gauche et, de sa main droite, accrocha sa dague ornée qu’il redirigea habilement. Tout en ralentissant la hache, Entreri lança une contre-attaque, s’élançant pour frapper le ventre proéminent d’Olwen.

Mais son adversaire para le coup de sa main libre, qui vint vigoureusement arrêter son bras, pour écarter la dague menaçante. Comme ses deux armes se trouvaient à la droite d’Olwen, et comme celui-ci faisait volte-face, en équilibre, Entreri n’avait d’autre choix que de foncer en avant ; il effectua une roulade et se remit debout puis se tourna pour adopter une posture défensive.

Il intercepta une seconde petite hache, remarquant à peine les étincelles argentées de sa lame, et il eut peine à croire qu’Olwen avait réussi à se redresser, à tirer une nouvelle arme et à la lancer avec une telle précision et une telle fluidité.

— C’est comme chercher à prendre le porcelet, persifla Olwen.

— Qui ne se laisse jamais attraper et se joue de ses poursuivants.

Olwen sourit, confiant, et se déplaça sur le côté, sa hache de combat se balançant sur son flanc droit, pour récupérer sa première petite hache.

— Il faut un peu de temps pour s’en saisir, dit-il. Mais la vérité est que le porcelet jamais ne gagne.

— Ceux qui se fient à leurs certitudes vont au-devant d’une grande déception.

Olwen émit un rire sonore et, d’un geste de la main, invita Entreri à s’approcher.

— Viens, espèce de chien meurtrier, roi Artémis l’idiot. Déçois-moi.

Entreri regarda son adversaire pendant un court instant, le vit adopter une posture défensive, bien en équilibre, ses armes (petite hache et hache de combat) en position, avec une habileté qui prouvait son habitude des luttes à deux mains. Manifestement, le rôdeur croyait qu’Entreri avait tué Mariabronne, crime dont il n’était pas coupable.

Il songea à proclamer son innocence. Une fraction de seconde, il pensa apaiser la colère du guerrier en lui racontant la vérité, stratégie on ne peut plus inhabituelle pour lui.

Mais à quoi bon ? se demanda Entreri. Jarlaxle l’avait nommé roi Artémis 1er, usurpateur des territoires que Gareth revendiquait comme les siens. Ce forfait appelait une sentence similaire à celle que son adversaire s’évertuait à exécuter.

Alors à quoi bon ?

Entreri jeta un coup d’œil à son arme, à la lame rouge de la Griffe de Charon, aux joyaux scintillants de la dague avec laquelle il avait livré des milliers de combats dans les rues de Portcalim et d’ailleurs.

— Allez, viens, l’interpella son adversaire, j’en attends un peu plus d’un souverain.

Avec un haussement d’épaules résigné, comme pour avouer qu’il ne s’agissait que d’un jeu stupide à l’issue aléatoire, mais aussi comme pour admettre que, bien qu’il soit cette fois-ci innocent, en de nombreuses occasions le verdict d’Olwen aurait été justifié, Artémis Entreri avança.

 

* * *

 

Les échos du combat résonnèrent dans les couloirs du vestibule où se trouvait maître Kane, déconcerté par les entrées de tunnels multiples. Avec toutes ces galeries à la courbure identique, le moine n’avait aucun moyen de savoir laquelle le conduirait au lieu de la bataille. Et la lutte résonnait de façon uniforme par toutes les ouvertures, comme si ces souterrains communiquaient.

— Tu aurais dû laisser une trace, Olwen, murmura-t-il en hochant la tête.

Kane essaya d’évaluer la distance à laquelle se déroulait la mêlée. Il se dirigea vers la deuxième entrée en partant de la droite. Il s’arrêta quelques instants, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il ne parviendrait pas à une meilleure hypothèse. D’une bourse, il sortit une bougie qu’il jeta sur le sol, pour marquer l’entrée du passage.

Il s’y engagea à vive allure et en silence.

 

* * *

 

Entreri porta un coup de son épée, que la petite hache d’Olwen réussit à parer. L’assassin rétracta sa lame, effectua une feinte de sa dague et assena un nouveau coup de son arme. Olwen dut opérer un mouvement de torsion latéral et placer devant lui sa hache de combat.

Là encore, Entreri eut un geste de retrait rapide puis bascula son corps comme pour amener son pied gauche en avant et porter un coup au moyen de sa dague, qui de nouveau se trouvait dans sa main gauche. Le rôdeur interrompit son mouvement de rotation et tenta de se repositionner à droite, mais Entreri reprit l’offensive avec la Griffe de Charon.

Il pensa la fin du combat arrivée, ce qui aurait été le cas avec un adversaire plus faible, avant de prendre conscience qu’Olwen avait anticipé son déplacement et que la rotation à droite opérée par le rôdeur n’était elle aussi qu’une feinte, destinée à lui permettre de se placer dans un bon alignement pour procéder à un autre lancer.

La petite hache tournoya en direction d’Entreri, et seule l’immense agilité de l’assassin lui permit de lever assez vite sa dague pour dévier la trajectoire alors qu’il se baissait. Il n’avait pas immobilisé ses pieds, ce qui lui permit, tout en évitant le projectile, de s’élancer en avant, la Griffe de Charon à la main.

Olwen bloqua cette offensive, mais Entreri se déporta à droite juste après la parade (du moins c’est ce qu’il pensa) et porta un nouveau coup de dague.

Car, d’après ce qu’avait imaginé l’assassin, Olwen aurait dû parer l’attaque avec sa hache de combat, aussi fut-il décontenancé de voir que son coup de dague était trop court, tandis que son ennemi, plus stable que ce qu’il aurait cru possible, parvint à reculer d’un grand pas.

Entreri remarqua que son adversaire avait utilisé une seconde hache et non sa hache de combat pour esquiver son dernier coup.

Il était trop avancé et trop fléchi sur ses jambes, de sorte que ses lames frappèrent dans le vide ; Olwen avait cédé du terrain, sa grande hache levée et légèrement en arrière. Il s’élança soudain dans une charge dévastatrice.

Entreri tomba à terre, grimaçant, lorsque l’air se tendit au-dessus de lui. Il prit appui sur ses mains, se souleva de toutes ses forces et, en ramenant ses jambes sous lui, réussit à se remettre debout, avant de décrire avec ses armes des cercles qui se croisaient devant son visage avant de s’élever avec précision. La Griffe de Charon esquiva le coup suivant, qu’Olwen assena de sa petite hache, la lame rouge venant se bloquer sous la tête incurvée de l’arme, et Entreri parvint à écarter le bras du rôdeur. Il descendit sa main gauche à hauteur de ceinture et porta un coup de dague, repoussant son adversaire et le forçant à abaisser sa hache de combat pour parer le coup.

Cette action débloqua les choses et Entreri se décala vers la droite pour prendre appui. Sous ce meilleur angle, il put placer la Griffe de Charon au-dessus de la petite hache d’Olwen et frapper, tordant le bras du rôdeur.

Mais il ne s’attendait pas à ce que ce dernier laisse tomber sa hache et lui assène un coup de poing au menton.

Entreri recula, vacillant, mais récupéra rapidement ; heureusement, car Olwen arrivait sur lui, fendant l’air de sa hache de combat. Il visa le bas et frappa à revers, avant de porter un autre coup à la vitesse de l’éclair. Le métal s’entrechoquait dans un bruit strident, la hache bataillant sans relâche contre les lames d’Entreri. Au cœur de l’affrontement, Olwen tira une nouvelle hache qui vint ajouter à la furie du combat ; il utilisait désormais ses deux mains.

Entreri se battait avec fureur pour tenir tête à son adversaire et éviter ses coups. Pendant un certain temps, il ne trouva pas d’occasion de contre-attaquer, ni d’ouverture pour mener l’offensive. La lutte se déroulait à l’instinct, avec des mouvements fulgurants, épée, dague, haches entremêlées.

Et si Olwen commençait à fatiguer, rien ne semblait l’indiquer.

 

* * *

 

Lorsqu’il sortit du tunnel dans lequel il était entré, Kane tourna la bougie sur le côté, de sorte à la placer parallèlement à l’ouverture, un signal à l’attention d’Emelyn ou de quiconque viendrait, pour signifier qu’il avait exploré ce passage et qu’il ne s’y trouvait plus. Il posa une seconde bougie sur le sol au point de départ du couloir suivant, sa mèche pointant vers l’obscurité descendante, autre indice qu’il laissait à ses amis capables de le déchiffrer.

Il avançait plus rapidement, tout à la fois parce qu’il avait compris la disposition générale de la galerie et parce qu’il était persuadé que celle-ci le mènerait à Olwen et au combat.

À en juger parle rythme frénétique des coups qui s’entrechoquaient, l’intensité de la lutte s’était accrue considérablement.

 

* * *

 

À l’instant où son épée à lame rouge ne fendit que l’air, il sut que sa parade avait échoué, mais en une fraction de seconde, sans la moindre hésitation de peur ou de consternation, Entreri enchaîna sur une manœuvre de diversion parfaite : il fit pivoter son bassin sur la gauche, en face de la hache qui arrivait et se recula.

Il fut touché, il ne pouvait l’éviter, à la hanche droite, la hache de combat d’Olwen déchirant le vêtement de protection de cuir de l’assassin jusqu’à sa chair et venant cogner douloureusement l’os.

Une grimace fut la seule réaction que s’autorisa Entreri, car Olwen se ruait sur lui, prêt à porter le coup fatal.

Entreri lui opposa un revers violent de son épée puissante. Olwen, naturellement, positionna son arme de sorte à se protéger. Mais le désespoir qui se lisait sur le visage d’Entreri ainsi que son revers qui semblait déséquilibré ne contribuèrent qu’à renforcer sa feinte. L’assassin utilisa ce revers non pour porter un coup à Olwen, mais pour effectuer un mouvement latéral.

Il se mit à courir aussi vite que sa blessure, qui le faisait boiter, le lui permettait, refusant de céder aux vagues de douleur insoutenable qui irradiaient de sa hanche blessée.

— Tu ne peux aller nulle part, gronda Olwen en se lançant à sa poursuite, tandis qu’Entreri se précipitait vers l’embrasure de la porte à laquelle le glaive était suspendu, animé par un mouvement de pendule.

Entreri dégagea l’arme en la repoussant sur sa gauche et sembla vouloir la dépasser, puis il s’immobilisa, tourna sur lui-même et porta un coup vers le bas avec la Griffe de Charon, en même temps qu’il invoquait la magie de la lame, afin de libérer un mur de cendres noires opaques en suspension dans l’air.

Ensuite l’assassin laissa retomber l’épée et fonça vers la gauche, dans la direction opposée au glaive. Le tintement de la Griffe de Charon sur le sol de pierre couvrait le bruit de ses pas, et Entreri passa derrière le mur, estimant, et il avait vu juste, que le glaive et les cendres déconcerteraient Olwen, même brièvement. En effet, le rôdeur tenta, de son bras gauche, d’interrompre le mouvement du glaive, puis il s’arrêta, étonné, devant le mur de cendres.

Mais il ne pouvait s’immobiliser complètement et ne voulait pas rester bloqué par l’arme. Il s’élança en avant, au travers du voile de cendres, dans le tunnel.

Où il s’immobilisa, car son ennemi ne s’y trouvait pas.

Une dague fine et acérée vint se plaquer contre le cou d’Olwen. Une main saisit son abondante chevelure noire, lui renversa la tête et dégagea sa gorge pour préparer le coup fatal.

— Si j’étais toi, je déposerais mes armes à terre, murmura Entreri à l’oreille de son adversaire.

Comme le rôdeur hésitait, l’assassin lui tira les cheveux plus fort et accrut la pression de son poignard, faisant perler des gouttes de sang. Comme Olwen tergiversait encore, Entreri lui révéla la vérité sur ce qui l’attendait, son anéantissement pur et simple, grâce aux pouvoirs vampiriques de la dague qu’il invoqua afin de lui voler un peu de son âme.

La hache de combat tomba au sol, suivie par la petite hache.

— Tu aggraves ton cas, déclara une voix calme derrière lui.

Entreri fit pivoter Olwen et le repoussa à travers le voile de cendres, au-delà du glaive, dans la pièce où il fit face à Kane, qui se trouvait près de l’autre issue.

Le moine semblait détendu, calme ; il avait les bras le long du corps et les mains vides.

— Le seul crime que j’ai commis est d’avoir osé sortir du caniveau de Gareth, rétorqua l’assassin.

— Si c’est le cas, pourquoi alors nous livrons-nous bataille ?

— Je me défends.

— Et ton royaume ?

Entreri plissa les yeux et ne répondit pas.

— Tu pointes ta lame sur la gorge d’un homme valeureux, un héros des Terres héliotropes, fit remarquer Kane.

— Qui a essayé de me tuer et qui aurait été ravi de me couper en deux si je l’avais laissé faire.

Kane haussa les épaules comme si ce détail avait peu d’importance.

— Un malentendu. Sois raisonnable maintenant. Laisse tes actes parler pour toi lorsque tu affronteras la justice du roi Gareth, comme ce sera certainement le cas.

— Je pourrais aussi fuir…commença Entreri, avant de s’interrompre en apercevant une seconde silhouette qui arrivait par le couloir et vint se placer aux côtés de Kane.

À grand renfort de grognements, toussotements et crachotements, Emelyn le Gris exprima toute l’étendue de sa protestation face au spectacle, inconvenant, qui se déroulait devant ses yeux.

— Je pourrais aussi fuir avec cet homme, répéta Entreri. Sans que vous y opposiez d’obstacles. Je le relâcherais après avoir été lavé des jugements erronés portés par Gareth Tueurdedragons et ses lieutenants nerveux.

Le magicien toussota encore et s’avança, mais fut arrêté par le bras de Kane. Ce qui ne le dissuada qu’à peine de poursuivre, car il se mit à agiter les bras.

— Je vais te réduire en cendres ! tonna-t-il.

Entreri eut un sourire en coin et souhaita que sa dague ait envie de s’abreuver, ne serait-ce qu’un peu.

— Arrête ! beugla Olwen, les yeux écarquillés par la terreur, ce qui stoppa Emelyn et Kane.

De nombreuses fois, le rôdeur avait été confronté à la mort, bien sûr ; il avait même dû affronter un seigneur démoniaque, mais jamais ses amis ne l’avaient vu aussi terrifié.

— Tu ne surviras pas à cela, promit Emelyn à Entreri.

À ses côtés, le moine baissa les bras et ferma les paupières. Le joyau bleu qu’il portait à un doigt étincela brièvement.

— Assez ! avertit Entreri. (Il plongea sur le côté, tirant Olwen avec lui, tandis que le spectre d’une main apparut dans l’air près de lui.) La première douleur qui me sera infligée correspondra à son dernier souffle, promit l’assassin.

Kane ouvrit les yeux et leva les mains dans un geste de concession apparente.

Le spectre de la main s’abaissa et effleura légèrement Entreri, comme une brise imperceptible, avant de s’évanouir dans le néant.

L’assassin, quelque peu déconcerté, prit une profonde inspiration. Il ne voulait pas jouer ses atouts ; s’il tuait Olwen, il n’aurait plus de quoi négocier. Il assena un coup sur la tête du rôdeur, lui tirant un grognement de douleur.

— Faites demi-tour et conduisez-moi dehors, ordonna Entreri.

Emelyn commença à pivoter, mais s’arrêta à mi-chemin, avant de porter son regard, imité par Entreri, sur le moine, qui était resté parfaitement immobile, les yeux fermés, les lèvres remuant légèrement, comme s’il procédait à une incantation.

Entreri fut sur le point de lancer un nouvel avertissement, mais Kane ouvrit les paupières et le contempla.

— C’est fini, déclara-t-il.

L’expression dubitative de l’assassin traduisit sa pensée.

Mais l’instant d’après, un trouble apparut sur son visage, car il éprouvait des sensations très étranges. Les muscles de ses bras et de ses jambes étaient saisis de convulsions. Ses yeux clignaient rapidement et des grognements involontaires sortaient de sa gorge.

— Ah, bien joué ! se réjouit Emelyn, qui observait toujours Kane.

— Qu… qu… quoi ? réussit à bredouiller Entreri.

— Kane s’est introduit à l’intérieur de toi, expliqua le moine. J’ai accordé nos énergies.

Les muscles de l’avant-bras d’Entreri saillirent et se tordirent douloureusement. Il songea à trancher sur-le-champ la gorge de son prisonnier, mais son esprit semblait ne plus parvenir à communiquer avec sa main !

— Imagine ton énergie vitale comme une corde, expliqua Emelyn, tendue du sommet de ton crâne à ton aine. Maître Kane tient désormais cette corde devant lui et peut la faire vibrer à loisir.

Entreri scruta, incrédule, son avant-bras et grimaça, nauséeux, lorsqu’il sentit les premières vibrations subtiles qui lui parcouraient le corps. Il regarda, impuissant, Olwen se soustraire à sa dague, puis à son emprise complète.

Sur le côté, Kane se dirigea d’un pas calme vers la Griffe de Charon à terre. Entreri perçut comme un sentiment lointain de satisfaction lorsque le moine se baissa pour la ramasser, car il songea que l’arme sensible, puissante et malveillante allait anéantir l’âme de Kane, comme elle l’avait fait pour de si nombreux imprudents qui s’en étaient saisis.

Kane la prit, les yeux, l’espace d’un instant, écarquillés sous l’effet du choc. Puis il haussa les épaules, examina l’arme et la plaça sous la ceinture qui retenait sa toge sale.

Les pensées se bousculaient dans la tête d’Entreri, qui ressentait à la fois trouble et rage. Il ferma les paupières et gronda, puis tenta de résister de toutes ses forces à l’intrusion. L’espace d’un instant, une infime seconde, il parvint à se libérer et s’avança d’un pas maladroit, comme pour frapper.

— Attention, roi Artémis, dit Emelyn, non sans une pointe d’ironie dans la voix, même si l’état de confusion d’Entreri était par trop avancé pour lui permettre d’en saisir la subtilité. Maître Kane peut couper cette corde. Quelle terrible façon de mourir !

À ce moment-là, alors que l’assassin se trouvait encore assez loin des deux hommes, Kane prononça un mot. Des douleurs abominables, de celles qu’Entreri n’aurait jamais pu imaginer, parcoururent l’ensemble de son organisme. Il fut saisi de paralysie, comme si tout son être se tordait dans une gigantesque crampe musculaire.

Il entendit sa dague qui tombait à terre.

Il eut à peine conscience de l’impact de son corps au sol lorsqu’il s’effondra.

La route du patriarche
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